Québec, vers 1994

(© Copyright: Irving Weisdorf & Co. Ltd, Markham, Ontario)



L 'Hôtel Chevalier

TROIS MAISONS DANS UNE

Texte tiré du tome I "Les chemins de la mémoire" (Les publications du Québec)

Partie intégrante du site historique de Place-Royale et restaurée en 1959 par la Commission des monuments historiques, ce que l'on désigne aujourd'hui sous le nom de maison Chevalier est en réalité un ensemble de trois maisons distinctes: la maison Chesnay, (2291) la maison Frérot (2290) et la maison Chevalier (2289).

Située B l'angle des rues Cul-de-Sac et Notre-Dame, la maison Chesnay fut entiPrement reconstruite au moment des travaux de restauration de cet ensemble architectural. C'est Bertrand Chesnay de la Garenne, un marchand, qui fit ériger la maison d'origine (2291) au XVIIe siPcle.

C'est ce mLme Chesnay qui, quelques années plus tôt, avait fait élever la maison située au centre de l'ensemble Chevalier, (2290) avant de la céder B Thomas Frérot. Désignée aujourd'hui sous le nom de son deuxiPme propriétaire, elle est la plus ancienne composante de l'ensemble.

Hôtel Jean-Baptiste Chevalier

60, rue du Marché-Champlain, B Québec

L'hôtel Chevalier vers 1865

(© Copyright: Musée McCord, Archives photographiques Notman)

L'ensemble architectural s'ouvrant sur la place du marché Champlain connu sous l'appellation « hôtel Chevalier » marque les débuts d'une histoire institutionnelle de la conservation architecturale d'oj naîtront la place Royale et l'arrondissement historique du Vieux-Québec.

Composé de quatre corps de logis ou habitations, l'hôtel Chevalier couvre trois lots de la division cadastrale Champlain. Le lot 2289, le plus B l'ouest, occupé par deux corps de logis perpendiculaires, constitue la maison Chevalier proprement dite; le lot 2290 est occupé par une maison avec toit mansardé, connue comme la maison Pagé ou Frérot; enfm, un immeuble reconstruit en partie en 1958-1959 dans le style des édifices voisins s'élPve sur le lot 2291.

L'ensemble est construit au Cul-de-Sac, autrefois une sorte de bassin naturel délimité sur la rive du Saint-Laurent par la rencontre du cap et de la Pointe-aux-Roches. Depuis l'époque de Champlain, les habitants utilisent ce plan d'eau comme petit port pour les barques. Ce « bassin ouvert qui est B sec B chaque marée », selon les termes de Joseph Bouchette (1815), cPde sa place au marché Champlain au XIXe siPcle. Aussi, jusque vers 1800, seule la rue du Cul-de-Sac donne accPs aux bâtiments formant l'hôtel Chevalier oj se dressent leurs façades; la cour d'honneur, qui met en valeur l'entrée actuelle, constitue en réalité la façade arriPre de ces quatre corps de logis oj, vraisemblablement, des galeries s'élevaient B l'origine.

La maison Chevalier proprement dite résulte d'une série de campagnes de travaux successifs sur le lot 2289. En 1675, Jean Soulard, arquebusier du roi, s'y fait construire une maison de deux étages mesurant 14 mPtres sur 6. L'incendie de la basse-ville, en 1682, rase cette structure, et l'année suivante Soulard rebâtit une maison plus vaste. Deux ans avant son décPs, survenu en 1710, il effectue encore d'importants travaux. Jean Gastin dit Saint-Jean acquiert la maison peu aprPs. Elle mesure alors 9,8 mPtres sur 15,3. Il y fait construire une rallonge B l'ouest, en 1719, et loue une partie de la maison B un aubergiste.

En 1735, la maison appartient B François-Étienne Cugnet, avocat de Paris, marchand et entrepreneur en Nouvelle-France. Habitant la rue Saint-Pierre, Cugnet utilise l'immeuble pour ses nombreuses activités commerciales. Sociétaire des forges du Saint-Maurice et armateur, il possPde des intérLts importants dans le commerce des fourrures et l'exportation du tabac canadien. Mis en faillite en 1741, Cugnet conserve la garde de ses biens jusqu'B sa mort (1751), mais semble négliger la maison située au Cul-de-Sac, zone réaménagée de 1748 B 1750 pour recevoir les chantiers maritimes du roi. Aussi, en 1752, Jean-Baptiste Chevalier acquiert-il un terrain sur lequel se retrouvent uniquement « des murs en ruine ». Il se peut que la maison ait été la proie d'un incendie quelque temps auparavant, mais aucun document ne permet de l'attester.

Marchand et armateur, Jean-Baptiste Chevalier possPde une fortune relativement considérable au moment oj il acquiert cette propriété, B l'âge de 37 ans. II retient les services de Pierre Renaud dit Canard, maître maçon et entrepreneur, pour assurer la construction d'une nouvelle habitation, formée de deux corps de logis. Renaud doit utiliser une partie de la maçonnerie existante, notamment les fondations et les murs pignons. Jean-Baptiste Chevalier ne profite guPre de sa nouvelle demeure, achevée en 1753. Lors du siPge de Québec, un incendie la ravage. Installé pour ses affaires B La Rochelle avant la ConquLte, Chevalier s'occupe cependant de faire rétablir sa maison. Il confie cette tâche B Pierre Delestre dit Beaujour, architecte, maître maçon et entrepreneur, qui organise le chantier avec l'aide de Charles Gignac, menuisier, et Jean Janson dit Dauphiné, charpentier. Le nouvel édifice se dresse B peu prPs identique au précédent. Les portes intérieures et l'armoire encastrée ornée de motifs chantournés qui rappelle la popularité tardive (1760-1780) du style Louis XV, datent de cette période.

A la mort de Jean-Baptiste Chevalier, survenue B La Rochelle en 1760, Jean-Louis Frémont se porte acquéreur de la maison et de tout son contenu. En 1780, la demeure avec « ses caves voftées, bien commodes et trPs bonnes pour la conservation des effets et B l'abri du feu » est vendue aux enchPres, B la suite de la faillite du marchand réfugié B Paris. En 1807, George Pozer, grand propriétaire immobilier de Québec, surnommé « the first Quebec millionnaire », achPte la maison Chevalier, devenue immeuble de rapport. Tout au long du XIXe siPcle, les gens de Québec la connaissent comme le London Coffee House, et plusieurs aquarelles de James Pattison Cockburn réalisées en 1829-1830 l'illustrent ainsi.

Le London Coffee House en 1830, d'après une aquarelle de James Pattison Cockburn

(© Copyright: Royal Ontario Museum)

Sur le lot 2290, B coté de la maison Chevalier, s'élPve en 1662 une premiPre maison B deux étages, construite en bois. Elle est rasée par l'incendie de la basse-ville en 1682. Thomas Frérot, agissant au nom de la succession de Bertrand Chesnaye de la Garenne, s'occupe de sa reconstruction l'année suivante. Reconstruit en pierre peu aprPs avoir été occupé par l'orfPvre Joseph Pagé dit Quercy, le bâtiment passe aux mains du navigateur Joseph Chabot, qui y effectue des travaux en 1758. Au lendemain de la ConquLte, le propriétaire fait B nouveau rebâtir la maison. Mis B part des réparations effectuées par Guillaume Roi en 1811, aucune autre trace de travaux ultérieurs ne subsiste. Pourtant, sur les murs de 1761, se trouve un toit mansardé qui remonte B la décennie 1880 par sa forme et aussi par la technologie utilisée.

Vers 1880, la base-ville de Québec offrait encore une image d'ensemble assez homogène, où persistait certains typesarchitecturaux consacrés par les pratiques traditionnelles. On voit ici, à droite et à l'avant plan, les maison que lesrestaurateurs modernes ont transformées en "Hôtel Chevalier"

L'histoire de l'occupation du troisiPme lot suscite moins d'intérLt puisqu'il reste peu de traces des bâtiments originels. DéjB, en 1662, une maison se dresse sur ce terrain. En 1683, Étienne Thivierge se fait reconstruire une maison et, en 1713, une belle demeure en pierre avec toit mansardé apparaît au nom de Dolbec. AprPs la ConquLte, la maison, appartenant alors B une dame Urquhard, subit probablement certaines modifications. A partir des murs mitoyens de ce bâtiment, visible sur des photographies de 1865-1870, une construction nouvelle de quatre étages en brique apparaît en 1901. L'année suivante, un second immeuble est érigé sur le mLme lot, mais il s'avance davantage vers le marché Champlain. Propriétaire des trois lots, Pierre Godbout utilise ses immeubles B des fins commerciales et d'entreposage.

En 1949, le directeur de l'Inventaire des oeuvres d'art, Gérard Morisset, s'intéresse B cet ensemble architectural. Son ouvrage, Architecture en Nouvelle-France, signale que la maison Chevalier date du Régime français, qu'elle a été reconstruite vers 1770 et que son architecture est « d'esprit roman ». Utilisant les recherches faites par Morisset pour un Mémoire adressé au Secrétariat de la province, Jean Bruchési attire l'attention de l'opinion publique sur ce monument. En 1955, agissant comme secrétaire de la Commission des monuments historiques, Morisset revient B la charge et défend la cause de ce qu'il appelle l'hôtel Chevalier; B ce moment, il a en main le marché de construction établi au nom de Jean-Baptiste Chevalier en 1752 et vante les qualités architecturales du bâtiment originel B partir d'un cliché du photographe Louis-Prudent Vallée.

La Commission des monuments historiques, maintenue et renouvelée par la loi de 1952, siPge pour la premiPre fois le 10 mai 1955 et entreprend de débroussailler les nombreux dossiers accumulés pendant ces trois années. Le 13 septembre 1955, elle recommande au premier ministre Maurice Duplessis d'acquérir la maison Chevalier et de la restaurer; elle souhaite y établir un « musée de l'artisanat et de la petite industrie », succursale du Musée du Québec. Cette acquisition se fait le 11 mai 1956 en vertu d'un amendement B la loi constitutive de la Commission, adopté le 22 février précédent.

Établi en 1956, le programme d'occupation envisagé par la Commission prévoit que le musée logera au rez-de-chaussée et B l'étage des deux corps de logis de la maison Chevalier, que la maison Pagé abritera le siPge de la Commission et qu'un gardien demeurera dans l'immeuble neuf qui doit compléter l'ensemble.

Ce programme ambitieux s'articule autour du concept de l'hôtel particulier, emprunté B l'histoire de l'architecture française des XVIIe et XVIIIe siPcles par Gérard Morisset. Ignorant que la maison Chevalier constituait une habitation double occupée par trois familles, Morisset y voit un hôtel particulier, immeuble composé de plusieurs corps de logis et divisé en appartements - enfilades hiérarchisées de plusieurs piPces d'apparat et de commodités - et piPces de service. L'hôtel parisien étant érigé autour d'une cour d'honneur, il préconise donc d'utiliser la façade arriPre donnant sur le fleuve B cette fin; il suffit de réorienter les façades vers le marché Champlain oj l'installation d'une entrée principale permet de créer l'effet monumental recherché.

Chargé de la restauration, l'architecte André Robitaille soumet une maquette le 7 juin 1957: celle-ci respecte les plans de Morisset. Les travaux débutent et trPs rapidement les édifices des lots 2290 et 2291 posent un problPme. La Commission décide de conserver la maison Pagé avec son toit de la fin du XIXe siPcle, pour permettre de reconstruire en partie l'édifice voisin (lot 2291). La Commission doit néanmoins attendre cinq ans avant que le propriétaire de l'immeuble commercial situé en avant du lot 2291 n'accepte de vendre de plein gré.

Le concept d'hôtel particulier et le mode de restauration envisagé - le retour B l'état originel - témoignent de l'omniprésence du modPle français pour cette premiPre incursion de l'État québécois dans le domaine de la conservation architecturale. DéjB, dans plusieurs textes antérieurs, Gérard Morisset se définissait comme un adepte des restaurations de Viollet-le-Duc, pPre de la restauration stylistique pour qui « restaurer un édifice c'est le rétablir dans un état complet qui peut ne jamais avoir existé B un moment donné ». Cet état d'esprit explique la résurrection de la maison du lot 2291, maison d'accompagnement - ou architecture de courtoisie selon le vocabulaire utilisé en France - et la réorganisation des façades, le tout en vue de créer l'hôtel Chevalier. Cette opération évoque, bien sfr, l'exemple de l'hôtel de Sully B Paris, restauré B la mLme époque pour servir de siPge B la Commission des monuments historiques de France.

DéjB décrite en détail par André Robitaille, la restauration de l'hôtel Chevalier constitue un moment capital de l'histoire de la conservation architecturale au Québec. Elle marque une étape importante dans la reconnaissance du patrimoine bâti du Vieux-Québec. L'intérLt suscité par la restauration de l'hôtel Chevalier, entre 1955 et 1962, a véritablement permis B la basse-ville de Québec d'échapper au pic des démolisseurs. Dés 1960, la Commission des monuments historiques se déclarait satisfaite des répercussions de ce chantier; la maison Fornel et l'église Notre-Dame-des-Victoires suivront, et dPs lors, le projet de restaurer l'ensemble de la place Royale et des rues voisines voit le jour.

L'hôtel Chevalier occupe une place avantageuse dans l'histoire de l'architecture au Québec. On y retrouve bien sfr les caractéristiques formelles issues d'une pratique traditionnelle établie au contact de monuments importants: large pignon, grosse charpente et caves voftées; mais il s'agit surtout d'un monument qui, malgré les ordonnances et les rPglements, échappe B l'uniformité caractéristique de l'habitat des années 1740-1780 par son implantation sur un emplacement tout B fait particulier, ce qui explique le pignon ajouré et les multiples corps de logis.

L'hôtel Chevalier doit son prestige B son emplacement, B ses constructions originales et aux nornbreuses reprises dont le dossier historique témoigne, B la qualité des divers occupants autant qu'B l’épisode de la renaissance du monument entre 1955 et 1962. L'édifice paraît aisément plusieurs fois séculaire, et ce pouvoir d'évocation lui confere B juste titre le statut de monument historique, au sens réel du terme.

Vue de l'hôtel Chevalier avec ses quatres corps de logis: les deux bâtiments plus à l'ouest consistuent la maison Chevalier proprement dite.

(Cette article est © Copyright:LUC NOPPEN, HISTORIEN DE L'ARCHITECTURE)