LE COROSSOL
LE FOND DE L'HISTOIRE
(Article par Marc-André Bernier)
(Retiré de La revue d'histoire de la Côte-Nord, Numéro 28, Société historique du Golf de Sept-Îles, Mai 1999)
Le Corossol refit surface lorsque le plongeur Richard Taschcreau découvrit fortuitement ses vestiges en 1990 dans la Baie de Sept-Îles. Bien que le navire n'eût jamais disparu de la mémoire collective de Sept-Iles, où une île et une rue portent son nom, peu de gens connaissaient réellement l'histoire de ce navire. En fait, même si certains médias avaient alors affublé à la perte du Corossol le titre de «naufrage le plus célèbre de la Nouvelle-France», il devint évident assez. rapidement que l'on ne connaissait que très peu ce navire de même que les circonstances entourant sa disparition.
Les travaux archéologiques éffectués par Parcs Canada en 1991 et 1994 permirent de déterminer que l'étendue des vestiges du Corossol était relativement limitée: huit canons, une soixantaine de boulets et quelques objets de métal épars, la plupart emprisonnés dans des gangues calcaires appelées concrétions par les archéologues. Le fond très dur recouvert d'immenses pierres, la faible profondeur, les violentes tempêtes et le mouvement des glaces ne laissèrent que tres peu de chances de survie aux matériaux organiques tel le bois, le cuir et le chanvre.
Si les découvertes furent plutôt limitées du côté archéologique, les recherches en archives effectuées en parallèle permirent d'accroître substantiellement nos connaissances sur le navire lui-même, sa carrière et sa mésaventure en Nouvelle-France. À l'époque de la découverte, celles-ci se limitaient principalement à quelques informations sur le naufrage tirées d'une poignée de documents d'époque et que Jean Lafrance avait présentées dans son livre Les épaves du Suint- Laurent ( 1650-1760)1. Dans son étude. Lafrance ne nous offre le texte que d'un seul des trois documents publiés dans les bulletins Recherches Historiques2 qu'il utilise.
Le présent article propose une mise à jour de nos connaissances de l'histoire du Corossol. Il présente l'ensemble des textes, certains déjà connus, d'autres inédits, qui nous renseignent sur la carrière et la fin tragique de ce navire dont l'épave est devint un Site d'importance historique nationale en 1995. De temps à autre, les informations recueillies lors des travaux archéologiques viendront appuyer et confirmer les données archivistiques.
Le nom du Corossol3 apparaît dans la liste des navires du roi Louis XIV4 ce qui justifie l'appellation Vaisseau du Roi qui revient régulièrement dans les textes. Nous apprenons dans ces listes que le Corossol était à l'origine un navire hollandais, une pinasse de 200 tonneaux. En France, à la fin du dix-septième siècle, une pinasse est un navire variant généralement entre 150 et 250 tonneaux et utilisé dans le commerce trans-atlantique5. Les Français capturèrent cette pinasse en février 1692. À cette époque, la France était en guerre depuis déjà quatre ans avec une coallition de pays européens connue sous le nom de Ligue d'Augsburg et dont faisait partie la Hollande. Ce conflit, qui ne prit fin qu'en 1697. découlait du renversement de Jacques II du trône d'Angleterre par Guillaume III d'Orange. Les prises de guerre étaient fréquentes et les navires capturés étaient habituellement soit vendus, et les profits versés au Roi, soit simplement rebaptisés et intégrés dans les rangs de la Marine de ses nouveaux propriétaires. Tel fut le cas de cette pinasse hollandaise qui se vit attribuer le nom de Corossol. Ce nom plutôt inusité, celui d'un fruit tropical couvert d'épines, pourrait expliquer qu'on ait simplement voulu transformer le nom d'origine qui semble avoir été Curaçao.
L'origine hollandaise du navire est confirmée par l'archéologie. Deux des huit canons retrouvés sur le site ont pu être étudiés en détail. Leurs formes et leurs moulures correspondent à celles des canons hollandais du dix-septième siècle6 (Figure1). La lettre «G» que l'on aperçoit de façon claire sur les tourillons des deux canons pourrait être la marque du commerçant d'Amsterdam Louis de Geer propriétaire de fonderies en Suède7, mais cette hypothèse reste à être confirmée. Pour cette période, il n'est pas surprenant de constater qu'on ait conservé les pièces d'artillerie du navire capturé, surtout dans le cas de canons de la Hollande puisque ce pays compta parmi les premiers fournisseurs de la Marine Royale8.
Figure 1
Dessin d'un canon hollandais retrouvé sure le site du Corossol.
(Dessin Carol Piper, Parcs Canada)
Dans la liste des vaisseaux de Louis XIV, le Corossol apparaît comme un brûlot de 20 canons. Cette nomenclature était, à l'origine, apposée à des «bâtiments emplis de matières inflammables et destinés à s'agripper et à se brûler le long du bord des vaisseaux ennemis pour les incendier»9. Toutefois, à en juger par l'utilisation faite du Corossol et d ' autres navires apparaissant dans les listes des vaisseaux du Roi-Soleil, il semble qu'elle soit devenue une catégorie fourre-tout pour une variété de navires, dont les prises de guerre. En ce qui a trait au nombre de vingt canons, nous verrons plus loin la concordance réelle avec les vestiges archéologiques.
On connaît peu de la première année de vie du Corossol dans la Marine Royale. On le voit pour une première fois dans une lettre non datée du ministre à l'intendant de la Marine:
“J'ai esté très fasché d'apprendre l'accident arrivé au V.au L'Indiscret, j'approuve les mesures que vous avez prises pour le remplacer, aussy bien que les munitions qui ont esté perdues. Je vous prie de me faire sçavoir si vous l'aurez pu retirer. II serait fort fascheux qu'il coulasse au milieu de la Rivière. L'Intention du Roy est que le V.au Le Corossol rende le service auquel le V.au L'Indiscret estoit destiné en Canada, aussy sa Majesté veut que les offierqui dévoient monter l'Indiscret le montent, et vous mettrez sur la Fleur de Lys celuy qui montoit le Corossol, et pour ces effets il faudra que vous luy donniez quelques pièces de Canon d'augmentation.”10
Il semble que “le service en Canada” pour lequel était destiné L'Indiscret consistait à accompagner le Poly commandé par Pierre Le Moyne d'Iberville à la baie d'Hudson afin de devancer les concurrents anglais au fort Nelson11. Selon les directives émises dans ce document, le Corossol aurait remplacé l'Indiscret dans sa mission avec à son bord les officiers de ce dernier. Il n'est pas clair dans le texte si «l'augmentation des pièces de canon» est destinée au Corossol ou au Fleur de Lys, mais elle n'a sans doute jamais eu lieu puisque l'Indiscret semble s'être remis de son incident pour finalement effectuer le voyage de 1693 en Nouvelle-France. La mission au fort Nelson fut pour sa part annulée à la suite de l'arrivée tardive à Québec.
Une lettre de l'intendant Bochart Champigny à Pontchartrin, en date du 12 août 1693, nous dit que le Corossol faisait partie de la flotte de douze vaisseaux qui arriva à Québec à la fin juillet 1693, emmenant avec elle 500 nouveaux soldats:
“Les vaisseaux le Poly, l'Indiscret, le Corosol, la Bretonne, et la fleur de Lys sont arrivez a Québec à la fin de Juillet avec les quatres vaisseaux marchands qui estoient partis de la Rochelle avec eux, l’Impertinent, la Perle, et la fille bien aimée sont arrivez quelques jours après qui sont tous les vaisseaux que nous avons apris estre partis de France pour ce pays. Je ais faire la décharge de tous les vivres, marchandises et munitions que le Roy a eû la bonté de nous faire envoyer, dont je vous rendray compte Monseigneur après qu'elle sera entièrement faite.
Je ne saurois assez témoignez a sa Majesté combien le pays luy est obligé de cequelle a bien voulu le secourir non seulement par les gratifications, vivres et munitions quelle y a envoyez, mais encore par l'Envoy quelle a bien voulu faire des cinq cents soldats de Recrüe qui est un puissant secours pour la Colonie dans un temps ou elle a un si grand besoin de toutes les forces contre ses ennemis, ce qui me fait croire Monseigneur que vous honorez le Canada d'une protection toute particulière. Cette recrüe sera estres bonne estant composée de Jeunes gens qui se formeront au pays et qui par la suite pouront rendre de bons services. II en est mort quelques uns dans la traversée, plus de cent ont esté malades avec quantité de matelots, mais les soins que l'on en prens dans l'hôpital de Québec ne font espérer que nous en perdrons peu.”12
Pierre Lemoyne d'Iberville assumait le commandement de cette flotte. On ne connaît pas la date de départ de la France avec précision, mais il semble qu'elle ait eu lieu après la mi-avril13. La traversée difficile notée par Frégault14 est certes confirmée par la longueur de la traversée, soit environ trois mois: une traversée moyenne se rapprochait plutôt d'une soixantaine de jours15. Les navires qui composaient ce contingent étaient donc: le Poly, un vaisseau de 4e rang de 450 tonneaux armé de 40 canons et sur lequel était embarqué Iberville; l'Impertinent, un brûlot de 200/260 tonneaux armé de 28 canons; la Bretonne, une flûte de 350/400 tonneaux armée de 26 canons; l'Indiscret, un brûlot de 257 tonneaux de 20 canons; la Fleur de Lys, une flûte de 200 tonneaux de 10 canons; la Perle, une barque de 50/85 tonneaux ne portant pas de canons; la Fille Bien-Aimée pour laquelle nous ne possédons pas d'informations16.
La période de guerre dans laquelle se trouvait la France explique la nécessité pour les navires marchands effectuant le trajet entre la mère patrie et sa colonie nord-américaine de voyager sous escorte. Depuis l'échec de la prise de Québec en 1690 par SirWilliam Phips, les Anglais avaient opté pour une stratégie d'interception à l'entrée du golfe Saint-Laurent. Frontenac demande d'ailleurs régulièrement au ministre de lui envoyer des frégates pour «nettoyer» l'entrée du golfe des corsaires anglais. La plupart des rares objets récupérés du site du Corossol sont reliés à l'aspect militaire: canons, boulets, grenades à main, balles, empreinte de boulet ramé. Il est évident que ces objets ont survécu parce qu'ils étaient métalliques, mais il est intéressant de noter la diversité dans un échantillonagc d'une si petite taille. Les grenades a main (Figure 2) ont constitué une découverte notable, même si elles ne sont pas uniques17. Il est intéressant de noter que les dimensions de leurs fusées de bois, les cylindres de bois qui permettent l'allumage, correspondent précisément aux normes de l'époque pour l'artillerie française telles que présentées dans les Mémoire d'Artillerie de 170218.
Figure 2
Grenade à main brisée en deux: on voit bien la fusée de bois utilisée pour allumer la poudre à l'intérieur de la grenade.
(Photo: George Vandervlugt, Parcs Canada)
La traversée de la flotte de 1693 ne fut pas sans histoires, du moins pour le Corossiol sous les ordres du sieur Robert, comme en témoigne le reste de la lettre de Champigny datée du 12 août 1693:
“Le Sr. d'Ibcrvillc a pris a quatre cent cinquante lieues de france un petit vaisseau anglois qui alloit a l'Ondre chargé de tabac en feuilles venant de la Virginie qui avoit passé par Baston, il l'a amené a Québec.
Le Sr. Robert commandant le Corosol estant escorté de la flotte a pris à neuf lieues de Terre Neuve une petite Caichc chargée de Melasse, bière et farine qui venoit de Baston et alloit à la coste St-Jean des Anglois en l'Isle de Terre neuve, le Bastimcnt a pareillement esté amené a Quebec Jay fait la procédure de l'un et de l'autre et j'en vais faire labjudication au profit de sa Majesté.”19.
L'adjudication de ces deux navires eut lieu en novembre 1693:
“Je vous envoyé les procédures et ladjudication aupres de sa majesté du vaisseau la “Marie Sara” chargé de Tabac d'environ 90 Tonneaux et de la Quaiche d'environ 18 Tonneaux chargée de farine, [ ...], melasse, bière et mechant biscuit dont je vous ay mandé la prise par ma lettre du douze aoust dernier, avec les papiers originaux qui estoient dans le dit vaisseau lors de sa prise ne s'en estant pas trouvé dans l'autre bâtiment. Nous avons jugé apropos Mr, de Frontenac et moi comme ce vaisseau ne sauroit porter la voille de nous en deffaire [...]ey, Il a esté adjugé pour 2962[...] 101 au Sr. Lazeur qui a dessein de sen servir pour commencer un Establissement de pesche dans cette Rivière, La Quaiche servira utillement a porter des mats et pour le transport de partie des vivres et munitions d'un lieu a un autre. Elle a esté estimée par quatre experts 1200[...].”20
Le Corossol demeura à Québec pendant trois mois. Le 7 novembre, il mit les voiles pour la France avec un groupe de navires, plus petit cette fois, encore une fois sous les ordres d'Ibervi lle. Celui-ci nous livre, dans des lettres écrites à son arrivée en France, des détails sur la composition de sa flotte et sur son périple. Il écrivit la première lettre, datée de 1693, dans la “rade du Beslisle”:
“Nous sommes partis de Québec le 7 novembre, les six vaisseaux du Roy et la Sainte-Anne, nous n' avons pu faire la traversée que le 14 et sorty de la baye le 26 au soir, le Corrossol, la fleur de lys et l'Impertinente se sont séparés de moy de mauvais temps dans la rivière nous y avons souffert bien du mauvais temps. C'est [...]de aprendre de partir si tard. On aurait [...] perdu pour avoir parti si tard.”21
Il est bien évident d'après ce message que la flotte fut confrontée au mauvais temps. Iberville blâme en partie la date du départ de Québec. Bien qu'une telle date n'était pas nécessairement inhabituelle pour les retours vers le vieux continent, il est vrai qu'elle était tardive. En effet, si la mi-novembre constituait à peu près la date limite des derniers départs vers la France, la plupart de ceux-ci s'effectuaient surtout dans la dernière quinzaine d'octobre22.
Une seconde lettre, en date du 16 décembre, nous donne plus de détails sur la composition de la flotte et sur la cargaison embarquée:
“Je le fais [aprésant] de la rade de Bellisle, ou je viens de mouiller avec La Bretonne, L'Indiscret et la Saint-anne du Nord, Le Corossol, l'Impertinent et La fleur de lis se sont sépares de moy dans la baye de Canada de mauvais temps. Je suis party de Québec avec les cinq vaisseaux du Roy et la Sainte-Anne, le 7 novembre et n'ay peu faire la traversé du Cap Tourmante que le14 et sorty de la baye de Canada le 26 au soir ou jay bien eu des vents devant et des naiges, les vaisseaux du Roy sont chargés de castor et pelleteries, il y a plusieurs mats dans la Bretonne...”23
Les Vaisseaux du Roi qui composèrent la flotte de retour étaient donc, outre le Poly sur lequel était monté Iberville, la Bretonne, l'Indiscret, l'Impertinent, le Corossol, la Fleur de Lys. Un navire marchand, la Sainte-Anne-du-Nord, les accompagnait. Exception faite de la Bretonne qui transportait des mats, les Vaisseaux du Roi transportaient des pelleteries. Un des objets trouvés sur le site du Corossol peu après sa découverte témoigne de cette cargaison: un sceau de ballot de fourrure en plomb (Figure 3). Au recto, on peut apercevoir un castor sous un soleil. Une inscription en partie lisible ceint cette image. On y reconnaît les lettres «INE SERVA*SRY». Au verso, un blason, clairement visible, montre trois fleurs de lys ainsi que le mot «CANADA». Le blason semble être surmonté d'une couronne, mais cette partie du sceau est très abîmée. Il n'existe pas, à notre connaissance, d'autres sceaux dont l'effigie ressemble à celui-ci. Le blason aux trois fleurs de lys démontre une origine française. Le castor fait évidemment référence au commerce des fourrures tandis que le soleil représente probablement le Roi-Soleil, Louis XIV.
Figure 3
Sceau de ballot de fourrure en plomb retrouvé par Marc Tremblay peu après la découverte du navire.
(Dessin Carol Piper, Parcs Canada)
Le Corossol transportait également quelques passagers de marque dont Élizabeth Auber, la femme de Jean-Baptiste-Louis Franquelin, le premier hydrographe du roi à s'établir en Nouvelle-France. Franquelin avait dû retourner en France en novembre 1692 laissant à Québec sa femme et leurs treize enfants24. Après des mois de requêtes auprès du roi, il obtint, en 1693, le retour de sa famille aux frais de la Couronne. C'est ainsi qu'Élizabeth Auber s'embarqua sur le Corossol, accompagnée de plusieurs de ses enfants:
“Le Sr Franquelin [...] hydrographie ayant pris résolution de rester en France les Pères Jésuites ont bien voulu se charger de l'Instruction a sa place, et ont commencé dez lannée passée si le Sr Franquelin ne repasse pas. Je vous prie Monseigneur de les Employer a sa place dans 1' Estat des dépences pour les 400[...] accordées par sa Majesté en cas qu'elle l'ayt agréable, Jay fait founir a sa femme et a sa famille qui passe en France sur le Vaisseau le Corossol ce qui est necessaire pour la traversée ainsy que vous me l'avez ordonné.”25
Les difficultés de la flotte commencèrent dès leur arrivée au Cap Tourmente, tout près de Québec, où les navires durent s'arrêter une semaine complète en attente des conditions favorables. Le passage de la «Baye de Canada», le golfe Saint-Laurent, semble avoir été particulièrement difficile, la neige et les vents contraires dispersant une partie de la flotte, dont le Corossol, Iberville en sortit le 26 novembre. La “rade de Beslisle” d'où il écrit, ne correspond pas comme le pense Frégault26 au détroit de Belle-.Île qui sépare Terre-Neuve et le Labrador, mais plus probablement à l'île française de Belle-Île située au large de la pointe du Croisie. En effet, lorsqu'il écrit le 18 décembre, Iberville nous précise qu'il avait déjà quitté le golfe Saint-Laurent le 26 du mois précédent. Cette hypothèse lui confère une traversée de 41 jours (environ 35 si on omet l'attente au Cap Tourmente) ce qui correspond à la moyenne de 36 jours évaluée par Proulx27. Quoiqu'il en soit, il vit le Corossol pour la dernière fois dans le golfe Saint-Laurent.
À Québec comme en France, on passa tout l'hiver sans nouvelles du Corossol. Au début du mois de mai 1694, on apprit à Québec la triste nouvelle de son sort lors du retour d'une poignée de survivants. Aussitôt, Frontenac lança une expédition afin de récupérer le plus possible de l'épave:
“Le navire du Roy le Corossol s'est perdu d'un Mauvais temps sur les 7-isles a 80-lieües de Quebec. Il ne s'en est sauvé que quelques matelots, le premier pilotte et l'escrivain qui ont hiverné sur les lieux. Nous y avions envoyé le printemps une barque et un brigantin, commandés par le Sr. de Baubassin lieutenant qui s'est très bien acquité de sa commission et a fait au dela de ce qu'on pouvait espérer par les furieux coups de vents qu'il a eu à essuyer, sa diligence a esté fort grande et il nous a raporté ce qu'il a pu retirer du débris de ce vaisseau qui est assez considérable come vous le verrez par le memoire que le Sr de Champigny vous en envoye avec sa lettre particulière et l'enqueste qu'il a faite au sujet de ce naufrage.”28
Selon un texte anonyme, il y eut dix ou douze survivants:
“Il vint à Québec une grande flotte commandée par Monsieur d'Iberville. A son retour, le vaisseau le Caralot, périt sur les Sept Isles. Dix ou douze hommes se sauvèrent & vinrent ensuitte à Québec.”29
Ceux qui échappèrent à la mort hivernèrent à Sept-îles où un poste de traite avait été établi dès 167l30. Bien que ce poste ait été détruit par les Anglais en 169231, il dut subsister certainement en 1693 quelque structure pour recevoir les rescapés. Tous les autres membres de l'équipage et passagers périrent, y comprit Élizabeth Auber et ses enfants qui l'accompagnaient. Bien que le nombre exact de ses enfants qui périrent lors du naufrage est incertain, il semble qu'Élizabeth Auber ait été accompagnée de huit d'entre eux: Élizabeth, Charles-Bertrand, Anne, Françoise, Louis et Anne-Agnès Chesnay. issus d'un premier mariage, Marie-Jeanne et Geneviève. issus de son mariage avec Franquelin.32
Le sieur de Baubassin, lieutenant de la Marine, commanda l'expédition de sauvetage lancée par Frontenac. La barque accompagnant le brigantin de Baubassin appartenait au sieur Levasseur. À son bord se trouvait François Poisset. Sa déclaration devant notaire déposée le 20 mai 1694 nous apprend que Poisset:
“... va incessamment s'embarquer sur la barque du sieur Levasseur, navigateur de ce pays, pour l'aire le voyage du lieu appelle les Sept-Iles dans le fleuve Saint-Laurent du costé du nord, auquel le navire du Roy nommé Le Corossol commandé par le sieur Robert qui vint l'année dernière de France en la rade de cette ville est péry en faisant route pour s'en retourner en France lauthonne dernier, pour voir et axaminer (sur le rapport qui luy a esté fait par partye des matellots et équipage du d. navire qui s'estant sauvés du naufrage se sont rendus en cette ville au commencement du présent mois, que la plus grande partye des desbris du d. navire et mesme des effets qui estaient chargés sur icelluy ont esté jettés pur l'agitation de la mer le long des costes des d. Iles es mesme à la terre ferme) s'il ne pourra pus recouvrir quelques parties de ces effets, pelleteries et autres choses et notamment les sommes d'argent que le sieur de Faye, son bcau-frère, a embarquées avec luy sur le d. navire l'authonne dernier qui estaient fort considérables et qui appartenaient à la société d'entre le sieur du Faye et le sieur Rurault, marchand, et pour faire ses efforts et apporter tous les soins possibles pour leur en éviter la perte entière en faisant ce qu'il pourra pour en sauver quelque partie.”33
Poisset fit le voyage afin de récupérer les effets de son beau-frère, le sieur Jacques de Faye, un commerçant de Québec.34
L'expédition de sauvetage connut plusieurs difficultés à cause du mauvais temps, mais elle eut un certain succès. Malheureusement, la liste des objets repêchés de Champigny annexée à la lettre de Frontenac au ministre Phélypeaux citée précédemment n'a pas survécu. Par contre, Frontenac et Champigny signalent dans leur résumé des activités de l'année 1694 la tentative de sauvetage du Corossol, et mentionnent certains objets récupérés:
“Ils ont envoyé aux sept isles ou s'estoit perdu le Corrasol l'année précédente une barque et un brigantin pour en retirer les débris ils ont envoyé le procès verbal du nauffrage interrogatoires et enquestes il y a eu douze canons sauvés et quatre ancres.”35
Lors des travaux archéologiques, huit canons furent trouvés sur le site du Corosssol. En additionnant ce nombre aux 12 canons récupérés en 1694, on obtient 20 canons, ce qui correspond exactement à l'armement cité dans la liste des navires de la Marine de Louis XIV36 . Les canons trouvés sur le site correspondent à des armes de deux calibres différents: une ou deux livres et trois ou quatre livres. Toutefois, plusieurs des boulets observés correspondent sans aucun doute à des calibres plus grands (jusqu'à 12 livres). Il semble donc que parmi les canons récupérés en 1694. on comptait des pièces de calibre plus importants que ceux des canons toujours sur le fond. On ne trouva aucune ancre.
Lorsqu'on connaît le site du Corossol, on comprend qu'il n'est pas surprenant que Baubassin et ses hommes aient réussi a récupérer des objets de l'épave: les vestiges ne reposent que par environ 6 mètres de profondeur.
Aujourd'hui, une des îles de l'archipel des Sept-Îles porte encore le nom du navire. Autrefois, l'île Manowin, adjacente à l'île du Corossol, portait elle aussi le nom du Vaisseau du Roi. Toutefois, on la nommait “Corossol de terre” ou encore “Grand Corossol”, alors que l'île du Corossol portait les noms “Corossol du large” et “Petit Corossol”37. C’est entre ces deux îles que repose “l'une des épaves les plus célèbres de la Nouvelle-France”.
NOTES
1. Jean Lafrance, Les épaves du Saint-Laurent(1650-1760), Éditions de l'Homme, Montréal, 1972. pp. 129-133.
2. Recherches Historiques, 1919, pp. 280-1; 1926. p.435;1947. p. 14.
3. Dans les documents d'époque, le nom du navire varie de Corossol, à Carossol, Corrasol et même Caralot. Nous garderons le nom de Corossol, qui est celui employé dans les listes de la Marine et dans un texte d'une déclaration devant notaire relative a l'opération de sauvetage suivant le naufrage.
4. Cdt. Alain Demerliac. La Marine de Louis XIV: Nomenclature des vaisseaux du Roi-Soleil de 1661 à 1715, Éditons Omega, Nice. 1992.p 69.
5. Michel Vergé-Franceschi et Éric Rieth, Voiles et Voiliers au temps de Louis XIV: Édition critique des deux Albums dits de Jouve et de l’Album de Colbert. Éditions Du May. Paris. 1992. Planche 11.
6. “Proportions et poids des Canons de fer du Nivernais, Périgord et Hollande Envoyé par M de Seuil le 24 janvier 1686". Bibliothèque de la Marine. France. MF G202|48|. Cette planche apparaît également en Appendice dans Jean Boudriot, Artillerie de mer, France. 1650-1850. Éditions de l'Ancre. Paris. 1992.
7. Thijs Maarleveld, comm. pers. 29 mars 1999.
8. Jean Boudriot. op. cit., p. 9.
9. Cdt. Alain Demerliac. op.cit., p. 61.
10. “Lettre du ministre à l'intendant de la Marine". cote 1 E 36. p.345 des archives du Service historique de la Marine à Rochefort.
11. Guy Frégault, Iberville le conquérant, Société des Éditions Pascal. Montréal. 1944. pp. 166-167.
12. "Champigny à Pontchartrin". 12 août 1693. Archives Nationales du Canada (ci-après ANC), MG 1 Série C1l A vol. 12. fol. 250-250v.
13. Pour les retards accumulés avant le départ du voyage de 1693 de la flotte commandée par
Iberville et sur l'avonement de la mission au fort Nelson, voir Guy Frégault. op. cit., pp. 166-170.
14. Guy Frégault. ibid., p. 169.
15. Gilles Proulx. Entre France et Nouvelle-France. Marcel Broquel, Laprairie. 1984. p 67.
16. Cdt. Alain Demerliac, op. cit.,: pour le Poly. voir p. 35; l’Impertinent, p. 67; la Bretonne, p. 76; l'Indiscret, p. 68; la Fleur de Lys, p. 79; et la Perle. p. 95.
17. Des grenades ont été retrouvées sur les navires français le Machault (1760) et la Belle (1686), sur les navires anglais Dartmouth (1690) et Anne (1690), et sur le navire pirate Speaker (1702). Doug Bryce: L'armement du Machault, une frégate française du XVIIIe siècle,. Parcs Canada, Ottawa, 1984, p. 53; P. McBride. "The Dartmouth, a British frigate wrecked off Mull, 1690; 3. The guns", dans IJNA, 5.3 (1976), p. 197., Peter Marsden et David Lyon. "A wreck believed to be the warship Anne, lost in 1690" dans IJNA, 6.1 (1977), p. 16.; Patrick Lizé, "The wreck of the pirate ship Speaker on Mauritius in 1702". dans IJNA, 13.2 (1984), p. 125. Pour la Belle, Chuck Meide, comm. pers., 31 octobre 1997.
18. Surirey de St-Rémie. Mémoire d'Artillerie, Amsterdam. 1702, tome I, pp. 262-266.
19. "Champigny à Pontchartrin", 12 août 1693, ANC MG 1 Série C11A Vol. 12, fol. 251.
20. "Champigny à Pontchartrin", 4 novembre 1693. MG 1 Série C11A Vol.12, fol. 279v-280.
21. "Lettre d'Iberville, Rade de Beslile". 1693.ANC, MG 1 Série Cl 1A Vol. 12, fol. 313.
22. Gilles Proulx, op. cit., p. 68.
23. "Lettre de Le Moyne d'Iberville", 16 décembre 1693, ANC, MG l Série C11 A Vol.l2, fol.312.
24. M. W. Burke-Gaffney. "Franquelin, Jean-Baptisle-Louis", dans Dictionary of Canadian
Biography, éd. D.M. Hayne. University of Toronto Press. 1969, Volume 11. pp 228-231
Une histoire détaillée du départ d'Élizabeth Auber est présentée dans Lionel Laberge. Histoire du fief de Lotinville 1652-1690. L'Ange-Gardien.1963. pp. 212-3.
25. "Champigny à Pontchartrain". 4 novembre 1693, ANC. MG 1 Série C11A Vol.12. fol. 279v.
26. Guy Frégault, op. cit., p. 176.
27. Gilles Proulx, op. cit., p. 67.
28. "Correspondance de Frontenac et de Champigny au ministre Phélipeaux", 9 novembre 1694. ANC, MG 1 Série C11A Vol. 13. fol. 23v.
29. "Lettre anonyme", 1694. Collection de manuscrits contenant lettres, mémoires et autres documents relatifs à la Nouvelle-France, vol. 1. A Côté et Cie., Québec, 1883, pp. 596-597.
30. Diane Caron, Les postes de traite de fourrure sur la Côte-Nord et dans l'Outaouais. Dossiers no. 56. Direction générale des publications gouvernementales du ministère des Communications, Québec, 1984. p 68.
31. René Levesque. Les vieux comptoirs de Sept-îles, Leméac, 1981. p. 26 et André Vachon. "Jolliet. Louis" dans G. W. Brown. Dictionnaire Biographique du Canada, Volume 1. Presses de l'Université Laval. 1967, p. 409.
32. Lionel Laberge, op. cit., p. 216. M. W. Burke-Gaffney. op.cit., p. 229, avance le nombre de dix enfants.
33. "Déclaration du Sieur Poisset pour le voyage des 7 Isles", 20 mai 1694, dans Pierre-Georges Roy, Recherches Historiques, vol. 25. 1919. pp. 280-1.
34. J.F. Bosher, “DeFaye,.Jacques", dans Négociants et Navires du Commerce avec le Canada de 1660 à 1760. Dictionnaire Biographique. Services des parcs, Environnement Canada. Ottawa. 1992. p. 60.
35. "Frontenac et Champigny: Extrait général des dépêches et mémoires reçus du Canadaen 1694", ANC. MG 1 Série C11A Vol. 13. fol. 49v
36. Cdt. Alain Demerliac. op cit. p. 69.
37. Eugène Achard, Sur les sentiers de la Côte-Nord. Librairie générale canadienne, Montréal, 1960. pp. 200-201. Cette information nous avait également été fournie par M. Marcel Galienne, gardien du phare de l'île Corossol pendant plus de 30 ans, qui la tenait de son père.